Gervais LOKO, chargé de programme Gouvernance à l’ONG ALCRER : « Un marché mal exécuté est souvent un besoin mal identifié, un marché mal passé »
Considérée comme un nid de corruption, la passation des marchés publics est suivie de près par les organisations de la société civile. Certaines d’entre elles telles qu’ALCRER et Social Watch Bénin font le combat depuis une dizaine d’années avec plus ou moins de succès. Le vendredi 24 août 2022, l’ONG ALCRER, dans le cadre du projet « Transparence et Redevabilité » financé par la GIZ, a réuni une quarantaine d’acteurs nationaux et communaux pour faire le bilan de leurs interventions et surtout discuter des incidences de la dernière réforme de la décentralisation sur leur engagement dans ce domaine qui concentre chaque année plus de deux tiers des ressources budgétaires. Gervais LOKO, chargé de programme Gouvernance à l’ONG ALCRER répond ici à nos questions sur la problématique du suivi citoyen de la commande publique au Bénin et partage avec nous les conclusions de la rencontre du 24 août.
En quoi, est-ce pertinent que les citoyens ou la société civile s’impliquent dans la passation des marchés publics ?
Vous savez, les marchés publics permettent aux gestionnaires publics de satisfaire les besoins de l’administration et surtout les besoins des populations à travers par exemple la construction de routes, d’écoles, de centres de santé, d’ouvrages d’assainissement, d’éclairage, d’équipements marchands, etc. Cela veut dire qu’en tant que demandeurs de ces besoins et bénéficiaires finaux des choses réalisées, les citoyens devraient être au cœur des procédures des marchés publics. De plus, les marchés publics constituent un domaine de concentration des dépenses publiques et là où l’argent public est utilisé massivement ou non, la société civile a vocation à assurer la veille parce que la pratique nous montre que sans contrôle, ceux qui sont dans l’action publique ont une tendance naturelle à abuser de leurs positions et malheureusement des ressources publiques. Donc en faisant cette veille, nous avons l’assurance que notre pays qui n’est pas très riche aura davantage de ressources pour mieux prendre en charge les multiples besoins des populations et comme nous le démontre la réalité, notre présence citoyenne contribue à la qualité des travaux, à la lutte contre les éléphants blancs, à une meilleure appropriation des infrastructures réalisées parce que nous veillons à ce que les attentes des populations bénéficiaires soient prises en compte. Comme vous le voyez, on s’intéresse aussi bien à la passation qu’à l’exécution des marchés publics.
Enfin, il nous plait de rappeler que l’Etat lui-même a trouvé pertinent d’associer la société civile à la régulation. C’est à ce titre que la société civile siège au niveau de l’autorité de régulation des marchés publics (ARMP). Si notre présence est pertinente à ce niveau, elle l’est aussi au niveau des instances d’attribution et de contrôle où nous demandons juste à être des observateurs.
Est-ce que votre action est autorisée par les textes ?
En démocratie, le contrôle citoyen de l’action publique est un droit acquis encadré par plusieurs textes nationaux et internationaux. Avant de commencer ce travail spécifique, nous avons fait le point des facultés que nous donnent les textes. Par exemple, le décret portant code de transparence dans la gestion des finances publiques dit que les contrats entre l’administration publique et les entreprises sont clairs et rendus publics et que cela vaut aussi bien pour les procédures d’attribution de ces contrats que pour leur contenu. Avant 2020, les codes des marchés publics successifs, conformément aux textes communautaires de l’UEMOA, donnent la possibilité aux autorités contractantes de faire appel à des observateurs. Mais le code des marchés publics de 2020 a supprimé cette possibilité. Or c’est, entre autres, sur cette base que nous avons fait le plaidoyer auprès des autorités communales pour être acceptés comme observateurs des processus de passation. Aujourd’hui, nous avons perdu quelque chose d’important par rapport à la couverture que nous offre la loi dans ce travail.
Concrètement comment assurez-vous le suivi citoyen des marchés publics ?
Jusque-là le suivi citoyen est un dispositif consistant à assurer une présence de la société civile dans le cadre des procédures de passation et d’exécution des marchés publics. C’est un dispositif libéral dans la mesure où, en raison du vide juridique en la matière, il est laissé à la discrétion de chaque autorité contractante de décider du degré d’implication de la société civile. Sur le terrain, certaines mairies partagent les documents de passation avec les OSC, les font assister aux séances d’ouverture des offres ; d’autres les font assister à l’étape d’évaluation des offres, à des visites de chantier ou aux séances de réception des ouvrages réalisés. Il y a une variété de possibilités négociées par la société civile en attendant que la loi l’intègre officiellement dans le processus. L’essentiel pour la société civile est que les gestionnaires des marchés publics se sentent surveillés. Et, après des années de plaidoyer, nous avons commencé avoir quelques résultats quand patatras le code des marchés publics de 2020 supprime la possibilité de nous faire appel comme observateurs.
Et c’est cela qui a justifié l’organisation de votre atelier du 24 août dernier à Bohicon ? Qu’est-ce qu’on peut retenir de cette rencontre ?
OUI. Il y a aussi la réforme de la décentralisation de décembre 2021 qui a consacré de nouveaux acteurs – les secrétaires exécutifs – qui vont gérer désormais les marchés publics en remplacement des maires avec qui nous avons tissé des relations sur la question ces dix dernières années. Avec le soutien de la Coopération allemande, nous nous sommes retrouvés à Bohicon pour échanger sur comment nous pouvons poursuivre le suivi des marchés publics qui est nécessaire à la bonne gouvernance et à la qualité des services publics. Ont participé à cette rencontre des représentants des structures de gestion des marchés publics au niveau national, départemental et communal ainsi que des personnes-ressources sur la problématique. A cet atelier, tout le monde est d’accord sur la nécessité de continuer voire de renforcer la veille citoyenne dans ce domaine. La divergence porte sur comment assurer cette veille. Pour la société civile, il faut assurer une présence physique des OSC en tant qu’observateurs dans la passation et le contrôle des marchés publics. Mais pour les autorités et certains experts, cette présence n’est pas nécessaire parce que les nouveaux mécanismes sont assez transparents. Ils disent également qu’en l’absence de textes sur une observation indépendante aujourd’hui, le simple fait d’être présents dans le processus nous soumet à un certain nombre d’obligations y compris l’obligation de réserve sur les délibérations auxquelles on a assisté. Or la société civile n’est pas du tout intéressée par une implication qui va l’empêcher de parler librement de ce qu’elle aura observé.
Est-ce à dire que vous allez abandonner la veille citoyenne dans les marchés publics ?
Non. L’atelier du 24 août qui est fondateur d’une nouvelle dynamique de veille citoyenne dans les marchés publics a essayé de construire une nouvelle stratégie de surveillance citoyenne de la commande publique plus axée sur l’accès aux informations et aux documents que sur la participation physique à l’étape d’évaluation des offres. Désormais, la société civile sera mobilisée pour rechercher des informations sur un certain nombre de documents comme les plans de passation des marchés publics, les avis d’attributions, les contrats, etc. qui sont des documents accessibles selon la loi et nous allons étudier comment les procédures ont été respectées. Un guide est actuellement en cours d’élaboration pour permettre à la société civile de déceler des traces éventuelles d’irrégularités dans les procédures. En tout cas, nous ferons tout pour que ceux qui gèrent les marchés publics se sentent surveillés.
Avez-vous un appel à lancer ?
Nous avons l’habitude de dire que le suivi citoyen des marchés publics est un combat de salut public. Ce suivi permet à notre pays d’avoir davantage de ressources pour mieux prendre en charge nos besoins. Il contribue à la qualité des infrastructures publiques parce qu’un marché mal exécuté est souvent un besoin mal identifié, un marché mal passé. La transparence dans les procédures des marchés publics ne profite pas seulement aux OSC mais à tous les Béninois y compris aux gestionnaires publics et à leurs enfants. Nous avons compris que c’est dans le dialogue que nous allons relever ce défi. C’est pourquoi nous avons mis en place un groupe de travail réunissant des acteurs étatiques et non-étatiques et qui réfléchit sur la meilleure manière d’assurer la transparence sur les marchés publics dans notre pays.


